Samhain (PV Iridal/Eloïse)

Une nouvelle lettre sur le lit à baldaquins qu’elle ne fréquente pas assez souvent selon le règlement de l’école (mais tant qu’elle ne se fait pas pincer, quels problèmes y a-t-il à cela ?)… Simple parchemin, écriture soignée et aimée, des mots précieux remplis de cette sérénité simple qui la rassure tant. Iridal lui donnait rendez-vous dans la forêt une fois la lune ronde apparue au-dessus des arbres.

Elle se souvient comme si c’était hier :

Ca veut dire qu'un jour les créatures qui vivent ici me connaîtront ? Et que je pourrai me promener dans la forêt ?

Mon enfant, il y a effectivement des choses merveilleuses dans cette forêt mais beaucoup sont dangereuses. Même pour moi. Il y a ce sentier et ce bosquet qui sont vraiment très particuliers et où tu es assurée de ne courir aucun danger. Nous nous y rendrons toutes les deux un jour, mais ce n'est pas pour tout de suite.

Ne courir aucun danger… Je n’y suis plus assurée nulle part.

Oh bien sûr, Iridal toujours sera là pour elle, la forte et sereine Iridal, la stabilité dans son monde chamboulé. La sécurité inébranlable… Mais le monde du dehors continue de tourner et de la frapper de plein fouet : la guerre n’a jamais été aussi présente dans la vie de la petite fille… De la jeune fille, puisque plus vite qu’elle ne le voudrait, et par les épreuves qu’elle supporte et le combat intérieur qu’elle mène chaque jour avec Ariane, Eloïse grandit. Son apparence même s’en ressent : ses cheveux qui deviennent de plus en plus dorés par la grâce de la magie sylvaine se heurtent à son visage qui se durcit et ses yeux qui s’assombrissent. Le changement est certes silencieux et progressif, mais il est immuable. Chaque jour, la petite fille au visage d’ange se transforme en jeune fille au cœur tourmenté…

La guerre est là. Son oncle est auror et il affronte à chaque instant les pires criminels de ce monde, menaçant toujours d’amener un nouveau drame dans leurs vies. Sa cousine a fait un voyage à Sainte Mangouste il n’y a pas si longtemps. Son… son père est l’un de ces criminels, et un jour, elle ne peut l’ignorer, un jour il reviendra. Quant à sa mère… Ariane est celle contre qui elle se bat tous les jours, tentant tant bien que mal de fermer son esprit, de ne plus ressentir les assauts permanents des émotions qui la traversent… Iridal est la seule sur qui elle peut compter, maintenant et toujours. Mais Eloïse doit aussi apprendre à compter sur elle-même, à être forte par elle-même, pour que le jour venu, elle puisse faire face et faire la guerre aussi.

Alors elle désobéit. Et entre dans la forêt plus tôt, en début de nuit, par un autre chemin. C’est un mélange de détermination farouche, de rébellion, de peur au ventre et de honte quant à la trahison envers sa protectrice, qui caractérise à présent l’état d’esprit de la petite fille… Mais la détermination est la plus forte alors qu’elle s’engouffre, baguette allumée tendue devant elle, le visage dur, dans la forêt interdite si dangereuse…

C’était par le plus pur des hasards qu’Iridal avait découvert ce que sa disciple s’apprêtait à faire. Elle avait quitté ses appartements un peu plus tôt qu’il n’était nécessaire afin de repasser par son bureau chercher le grimoire qui devait être son présent de ce soir. Les baies vitrées s'ouvraient sur le parc et lui donnaient par là même l’occasion de voir plus de choses que de là haut. Une silhouette mince, une longue chevelure blonde, une démarche décidée vers la forêt interdite. Rien que la destination et l’heure aurait suffit à ce qu’Iridal soit en alerte bien entendu. Mais le fait que cela soit incontestablement la silhouette de sa protégée, voilà qui lui fit froncer les sourcils. Il était encore un peu trop tôt. Et, surtout, elle ne prenait pas le chemin que son maître lui avait recommandé.

Rassemblant les quelques objets dont elle avait besoin pour ce soir, Iridal quitta son bureau sans plus attendre, se concentrant déjà pour percevoir où elle pouvait demander assistance. Parce que sa décision était prise : elle aurait pu, si elle le désirait, stopper la jeune fille et l’empêcher d’entrer seule dans la Forêt Interdite. Mais quelque chose lui disait que cette effronterie avait certainement une raison d’être et qu’il fallait la laisser s’exprimer. Cela mènerait peut être à une discussion où elle s’épancherait si elle le voulait. Ou peut être pas. Mais le choix ne lui revenait pas à elle, Iridal. Tout au plus pouvait-elle s’assurer qu’il n’arrive rien de fâcheux.

Quiconque l’aurait croisée à ce moment l’aurait probablement longuement dévisagée et aurait haussé les épaules. Elle paraissait tellement lointaine, presque somnambule en quête d’une destination connue de son subconscient seul, totalement absente de ce plan d’existence-ci. Et cela aurait été une grossière erreur. Oh, elle aurait été incapable de dire si elle avait rencontré qui que ce soit. Par contre, elle était bien en communion avec ce qui l’entourait, à la recherche d’êtres sur qui elle pouvait compter. N’allait-elle pas leur confier la prunelle de ses yeux ? Eloïse avait disparu depuis longtemps lorsque les doigts d’Iridal purent enfin toucher l’écorce des premiers arbres. Une étrange mélopée s’échappait de ses lèvres, on aurait dit qu’elle chantait sur une musique composée de bruissements de feuilles. Petit à petit, des cris d’oiseaux retentirent, qui n’étaient pas là auparavant, n’importe quel observateur attentif aurait pu le dire. Et se turent en une fois tandis qu’un vent plus puissant se leva. Iridal était toujours immobile à côté de l’arbre, son front déposé à présent sur l’écorce et ses mains de part et d’autre de son visage.

Malnasoe … Je n’aurais pu rêver meilleure gardienne que toi …

Le visage à présent serein et le sourire aux lèvres, Iridal reprit sa route. Pas celle qu’Eloïse avait suivie, non, l’habituelle qui la mènerait directement au Bosquet où elle attendrait son apprentie. Parce qu’elle savait qu’elle arriverait la première. Et sur le chemin emprunté par la jeune fille, une sphinge veillait. Qui mit en déroute ce soir là plus d’un prédateur intéressé par le met délicat que devait être la chaire tendre d’une humaine inconsciente … Malnasoe, créature qui avait trouvé refuge en ces lieux plusieurs décennies auparavant et qu’Iridal avait rencontrée à de nombreuses reprises, ne se lassant jamais de ses énigmes qui prirent rapidement l’allure de discussions philosophiques. Elle lui rendrait visite après et la remercierait de son aide.

Pour l’heure, le bosquet lui ouvrait ses délices, il ne lui restait plus qu’à attendre Eloïse.

Combien de temps s'était écoulé depuis qu'Eloïse s'était enfoncée dans la dangereuse forêt interdite ? Combien de minutes ou d'heures depuis qu'elle avait bravé le danger et les consignes de sa bien aimée protectrice ? Et pourtant aucun animal, si inoffensif ou si petit soit-il n'était venu croiser son chemin, ne l'avait troublée dans sa folle entreprise... La forêt de tous les dangers paraissait ce soir bien plus calme et paisible que les bois où sa famille avait l'habitude de se promener durant son enfance...

En réalité, quelques dizaines de pas après le premier foulé entre les arbres, une sensation de quiétude l'avait envahie, lentement, subtilement, imperceptiblement... Sensation qu'elle s'était elle-même construite ? Peut-être, par mécanisme de défense pour ne pas céder à la panique qui semblait être ce soir le seul danger qui menaçait. Sensation qui avait grandit au fur et à mesure qu'elle s'enfonçait dans une forêt vide de toutes les créatures féroces et autres atrocités qui peuplaient les légendes concernant les bois interdits...

Cette sensation ressemblait en tous points à celle qu'elle éprouvait à la présence de sa protectrice. Une chaleur rassurante, un cocon dans lequel aucun danger ne povait l'atteindre... Plusieurs fois même elle s'était retournée, non à l'affaut du moindre bruit, terrorisée par l'arrivée d'une créature assoiffée de son sang, mais avec l'étrange impression d'être suivie, s'attendant à tout moment à voir Iridal derrière elle, la protégeant malgré elle... Mais Iridal n'était jamais là, et à chaque fois, Eloïse en était troublée...

Qu'aurait été le plus agaçant, à vrai dire ? Se savoir couvée contre son gré, comme une enfant, entravée dans son désir de chercher délibérément le danger était en soi une idée particulièrement irritante... Mais quesa protectrice ne soit pas là à tout moment pour la protéger du danger, voilà qui avait un effet destabilisant pour la petite disciple...

C'est donc l'esprit mélangé, partagé entre une colère non encore assourdie, un reste de peur, un rien de rebellion et beaucoup de culpabilité, perdue, qu'Eloïse arriva, par un autre chemin, au bosquet sacré des druides où regnait déjà Iridal, magnifique, qui l'attendait.

A sa vue tout se calma, ne subsistant que la culpabilité d'avoir bravé les interdits et surtout ses conseils, et de lui avoir désobéit. Ses beaux yeux bleus foncés se levèrent vers les yeux translucides de la druidesse, et elle parla, doucement, la voix empreinte d'émotion...

Bonsoir... [...] ... Vous m'avez suivie ?

Alors que la question peut paraître insolente, rebelle, méchante presque, le ton sur laquelle elle est posée montre qu'il n'en est rien... C'est une voix d'enfant qui demande pardon et ne sait pas comment le faire... Un pardon qu'elle se décide à exprimer en mots, en langue gaélique comme si ses efforts pour apprendre la langue des druides excusait son attitude. Ou comme si le gaélique allait avoir cet effet apaisant qu'il avait sur elle lorsque c'était d'Iridal qu'il venait...

gabh mo leithscéal*

HJ : * Je vous demande pardon...

La voici Iridal … Cette traversée dans les bois m’a ramenée de nombreuses années en arrière lorsque c’est toi que je suivais, douce sorcière. La même grâce l’habite, le même amour de ce qui l’entoure et ce regard d’enfant que tu posais sur toute chose, sur tout être vivant. Elle est encore jeune et innocente, j’aimerais faire sa connaissance une autre nuit, une autre saison, un autre âge. Par contre, une colère la ronge. Je suis certaine que tu la sentiras tout comme moi et que tu en comprendras les raisons mieux que je ne puis le faire. A bientôt mon amie.

A nouveau les feuilles bruirent dans la clairière et les pensées de Malnasoe soufflées par la brise au creux de l’oreille d’Iridal éveillèrent sur ses lèvres un sourire. Il n’était nul besoin de troubler le calme de l’endroit par l’usage de la parole : la sphinge perçu le « merci » murmuré dans la langue de la Sylve. Même sans l’annonce de l’arrivée de l’enfant, la femme savait que sa protégée ne tarderait pas à illuminer la clairière par son arrivée. La lumière était pourtant fortement troublée, comme Malnasoe l’avait prédit.

A travers une autre, je t’ai suivie, en effet.

Si Eloïse ne devait obtenir aucune affirmation, elle n’aurait pas droit non plus à un mensonge. Juste le silence de la compréhension et de l’acceptation de ce droit à la colère. Pourtant, il était du devoir d’Iridal de lui faire comprendre qu’elle avait pris un risque considérable qui aurait pu lui coûter bien plus que le juste reproche de son maître.

Le pardon Eloïse … Ce n’est pas à moi que tu dois le demander. Mais à toi-même. Ta traversée n’a pas été parsemée d’embuches cette fois. Cela ne prouve rien.

A propos de toi, de moi, de ce qui t’entoure.

A toi, à moi, aux créatures qui t’entourent.

Elle n’en dirait pas plus. Ses deux mains posées sur les épaules de la petite fille l’attirèrent à elle et elle pu déposer sur ses cheveux le baiser de la mère à sa fille qui leur était maintenant devenu rituel. Un chuchotement.

Je ne peux pas t’obliger à me parler, Eloïse. Je suis juste convaincue qu’il existe beaucoup de moyens de communication différents. Certains sont plus doux, d’autres plus destructeurs. Il en va ainsi pour toute chose. Du ruisseau chantant à la tempête de sable.

D’une pression légère, elle l’invita à approcher de la table. L’encens se consumait : cyprès, pomme, sauge et menthe embaumaient l’atmosphère. Les offrandes étaient disposées : fleurs de marigold, souci et chrysanthème, clou de girofle, myrrhe et cèdre. Cinq pierres d'onyx, d'agathe, de cornaline, de jais et d'obsidienne ornaient la surface lisse de la roche, brillantes sous les reflets des bougies noires et oranges.

Nous devrions commencer Eloïse. Cette nuit est très particulière et j’aimerais que tu n’en perdes pas une seconde. Es-tu prête ?

Eloïse ne devrait jamais savoir si sa protectrice l'avait suivie en cette nuit où elle avait bravé le danger... Mais elle aurait la certitude qu'elle l'avait du moins protégée, quel que soit le moyen employé. Pas de paroles, pas un signe de tête qui l'aurait confirmé, mais rien ne l'infirmant non plus. Rien sur le doux visage d'Iridal qu'un rayon de lune et un sourire apaisant, celui qui ne la quittait jamais... La force du calme, la puissance de la quiétude...

Mais les paroles ne furent pas les doux mots de pardon qu'elle aurait attendu. Pas de colère, pas de reproches, du moins pas en mots. Mais une déception que le coeur de la fillette ressent comme une gifle, plus brutale encore qu'un réel soufflet. Deux larmes roulent sur les joues pâles d'Eloïse qui se jure intérieurement de ne plus jamais faillir à sa protectrice, et de toujours lui obéir.

Nombreuses sont les formes de comunication...

J'aimerais tant pouvoir vous parler, et arrêter d'avoir si peur !! Mais je n'y arrive pas...

Ce n'est pas pour cette nuit, encore, qu'Eloïse videra son coeur. Ce soir, la magie est puissante, et le rituel important... Samhain, veille de la toussaint, nuit de magie s'il en est...

Après avoir reçu le baiser rituel de sa mère naturelle, ne faisant aucun geste pour chasser les deux larmes qui se sont échappées, Eloïse se concentre sur la magie, sur la nature, et retrouve un peu de paix... Le rituel de Samhain peut enfin commencer...

Pas un mot, mais elle tourne son visage vers celui d'Iridal, et acquièce d'un sourire... Je suis prête...

Comme elle s’y attendait, la petite fille ne reprit pas la parole pour expliquer les raisons de son acte. Dans un certain sens, Iridal le regrettait : cela ne symbolisait-il pas le fait qu’elle ne lui faisait pas encore totalement confiance pour refuser ainsi de s’épancher ? Mais elle savait également que cela faisait partie de l’enseignement qu’elle lui prodiguait. C’était dur. La voie de la Sylve était souvent celle de la solitude. L’on formait un tout, et pourtant l’on était seul. Même en tenant compte de la symbiose entre un maître et son disciple. Chacun devait parcourir son chemin intérieur et atteindre cet état où il n’était plus besoin de paroles pour retrouver l’harmonie. Elle repensa à la lettre qu’elle avait reçue de son amie de toujours, Ebe. La séparation avait été longue et pourtant elle ne doutait pas un seul instant que les retrouvailles seraient sincères et dénuées de tout reproche, de toute allusion à l’absence. D’un geste délicat, tendre, Iridal cueillit les larmes qui oscillaient au bas des joues de l’enfant.

Avant de commencer, j’aimerais te parler un peu de Samhain, ce qu’il représente. Tu le sais peut-être déjà, je sais que tu fais beaucoup de recherches de ton côté, comme en témoignent tes progrès en gaélique. Samhain marque le début du cercle des saisons et le déclin du soleil. Nous, mages sylvains, considérons que le moment est venu de dire adieu à l’année qui vient de s’écouler et d’avoir une pensée pour ceux qui nous ont quitté. La notion de renouveau est omniprésente et c’est le moment de faire le point sur ce que nous voulons voir disparaître ou apparaître. Tu vois ces morceaux de parchemin ? Tu peux les utiliser et écrire dessus ce qui te tient à cœur. Nous les brûlerons ensuite en émettant le vœu de trouver la force cette année pour combattre ou pour au contraire construire ce qu’ils représentent. Vois cela comme la quête que tu souhaites entamer.

Tout en parlant, Iridal avait fait apparaître de quoi écrire avant de couper quelques fruits qui prirent place dans le bol qu’avait créé pour elle son propre maître Eduenos. Ses mots à elle prirent place sur le parchemin tandis qu’elle laissait du temps à Eloïse pour faire de même.

Eau, terre, feu, air

Le choix avait été … instinctif.

Un bref regard de côté vers Eloïse et Iridal avait tendu son papier vers la flamme de la bougie la plus proche.

Sage Femme de la Lune, Sylve de la Nuit étoilée,
Je crée ce feu pour me libérer de tout ce qui est mon fléau.
Puisse l'Obscurité devenir Lumière
Puisse la Douleur devenir Santé
Puisse la Mort montrer le chemin de la Naissance !

Sa main s’empara ensuite d’un morceau de fruit qu’elle présenta à la lune avant de le porter à sa bouche, savourant son goût et remerciant celle qui lui permettait de partager cette nourriture.

J'offre ces fruits qui sont passés avant moi et qui tiennent leur magie de cette Terre.
En cette nuit de Samhain, je souligne ton passage du couchant au Pays de l'éternelle jeunesse, Roi Soleil.
Je souligne aussi la disparition de ceux qui nous ont précédés et de ceux qui nous suivront dans la mort.
Gracieuse Sylve, Mère éternelle, toi qui enfantes ce qui est déchu rappelle-moi que dans l'obscurité la plus profonde brille la lumière la plus éclatante.

Cette fois aussi, elle n’avait donné aucune directive plus précise à Eloïse, certaine qu’elle était que l’enfant trouverait d’elle-même les gestes à accomplir et les paroles à énoncer.

Un morceau de parchemin, et son intuition qui devrait guider sa plume... Cesser de réfléchir... Ne pas penser, ne pas imaginer les mots à tracer... Se laisser guider... Et pendant qu'Iridal écrivait, Eloïse faisait de son mieux pour écouter ce que lui dictait son coeur. Sa main dessinait seule, et le mot formé, elle ne le découvrit qu'en rouvrant les yeux...

Racines

Il formait son futur, non son passé... Elle qui croyait avoir tout appris de ses racines, justement, avait-elle encore d'autres vérités à affronter ? Ou cela signifiait-il que maintenant ses racines connues, il lui faudrait les accepter ? Ou les affronter ? Un tremblement qui n'avait rien à voir avec le froid (elle sentait d'ailleurs que le froid ne lui ferait plus jamais aussi mal, le froid était nature, et la nature faisait dorénavant partie d'elle, elle était son alliée) vint la secouer, un court instant, avant que la sérénité du rituel sylvain ne la réchauffe à nouveau...

En même temps que sa protectrice, elle imitait ses gestes et ses paroles, à la fois en regardant, en recopiant, à la fois comme si tout le rituel venait de l'intérieur de ses entrailles, de son coeur, d'une mémoire enfouie... Comme si déjà elle savait faire, comme si les gestes étaient dans ses mains, et les paroles dans sa bouche, depuis l'aube des temps...

Roulant son morceau de parchemin, elle l'avança vers une bougie, et celui-ci s'enflamma tandis qu'elle déclamait les paroles rituelles.

Sage Femme de la Lune, Sylve de la Nuit étoilée,
Je crée ce feu pour me libérer de tout ce qui est mon fléau.
Puisse l'Obscurité devenir Lumière
Puisse la Douleur devenir Santé
Puisse la Mort montrer le chemin de la Naissance !

Encore une fois les gestes étaient faciles, comme dictés, plus que par Iridal, par son propre corps... Elle avança sa main qui rencontra l'un des fruits présentés sur la pierre, le caressa une seconde avant de l'élever vers la lune en guise d'offrande, puis de le porter à ses lèvres comme pour partager ce repas avec elle... Fruit connu, il n'avait pourtant jamais été si délicieux, son goût intensifié par l'énergie de la forêt, comme si celle-ci lui donnait, en un seul morceau d'un seul fruit, la saveur de tous les fruits qu'elle avait porté et porterait en son sein...

J'offre ces fruits qui sont passés avant moi et qui tiennent leur magie de cette Terre.
En cette nuit de Samhain, je souligne ton passage du couchant au Pays de l'éternelle jeunesse, Roi Soleil.
Je souligne aussi la disparition de ceux qui nous ont précédés et de ceux qui nous suivront dans la mort.
Gracieuse Sylve, Mère éternelle, toi qui enfantes ce qui est déchu rappelle-moi que dans l'obscurité la plus profonde brille la lumière la plus éclatante.

Les paroles rituelles prononcées par la protectrice et sa disciple, les mages sylvains de tous les temps, créatures de la forêt passées, disciples à accueillir et enfants à naître, tous apparurent, lentement, un par un, autour de l'autel de pierre... Comme au précédent rituel, ils se reconnurent les uns les autres, et les reconnurent elles aussi... Eloïse y retrouva l'image de son professeur d'histoire, qu'elle savait siégeant au conseil de Brocéliande, lui avait dit Djanniah. Il y avait aussi Cerise, la jeune dryade. Tous étaient là... Et elle aussi. Eloïse se voyait, presque comme dans un miroir, autour de la table, à ses côtés, alors qu'elle n'y avait pas été la première fois... Une nouveauté. Signifiait-elle qu'elle avait été acceptée, non comme une disciple à l'essai, mais bien comme une mage sylvaine ?

La réponse lui vint à l'esprit, seule, alors qu'elle amorçait un geste et une parole vers sa protectrice. Non... Ce n'était pas cela. Elle avait toujours été acceptée par la forêt... Cette vision était celle de l'année à venir. Un présage... Son reflet, de net qu'il était, se troubla, comme balayé par une averse, comme si elle se reflétait à présent dans le lac, un jour de tempête... Puis il fut emporté par un souffle d'air... Un présage... Mais quel présage ?

Un nouveau tremblement la secoua, cette fois plus violemment, alors qu'elle se rendait compte que sa protectrice elle-même avait perdu un peu de cette sérénité qui l'avait toujours enveloppée... Qu'avait-elle vu ? Que réservait cette année à venir ? ...

Iridal n’eut pas besoin de surveiller Eloïse pour savoir que tout se passait parfaitement pour elle aussi : la communion dans la petite clairière était intense, un moment hors du temps, hors des lieux, les ressentis parlaient mieux que les regards ou les paroles. A gauche et à droite de l’autel de pierre, deux feux brûlaient dans leur braséro. Leur flamme était limpide et crépitait, rappelant que loin d’être une cérémonie des plus tristes, elle était belle, joyeuse, prometteuse … Petit à petit, cependant, le feu de gauche perdait de son éclat. Tandis que celui de droite redoublait de vigueur. Bientôt, il n’y en aurait plus qu’un, lorsque l’année passée aurait fait place à l’année à venir.

L’écho des paroles rituelles tournoyaient à présent autour d’elles, psalmodiées par des centaines de voix, pourtant une voix unique. Le Bosquet chantait de la présence de tous ces êtres que la Sylve avait accueillis autrefois et de tous ceux qui demain peut-être seraient ses enfants. L’instant était à l’allégresse des retrouvailles, aux échanges, aux embrassades, à l’enchantement de pouvoir partager ici et maintenant des siècles d’existences singulières et entièrement dévouées à la Terre. Plongée dans cette commune félicité, Iridal remarqua tout de même non sans un certain soulagement que la Nature reprenait ses droits sur la zone d’ombre où jadis Dark Schneider se campait. Qu’était-il donc advenu du Mage Sylvain déchu ? Aussi loin qu’il était allé dans sa corruption, il était impensable qu’il ait pu faire demi-tour. Avait-il rejoint dans la mort ceux qu’il avait tourmenté de son vivant ? Elle ne devait jamais pousser son questionnement plus loin.

« Lorsque Demeter voulu ramener Persephone dans son monde, elle réalisa avec horreur le fruit que sa fille tenait encore entre ses mains. La Grenade. Le fruit des morts ». Iridal frissonnait et n’osait regarder. Pourtant, le goût en était incomparable, il était impossible de s’y tromper. Dans le bleu translucide de ses yeux se reflétait le rubis de ce qu’elle tenait à son tour entre ses mains. « A chaque cycle, Persephone repartirait. Pour mieux revenir. Eternellement. Renaissant chaque fois de sa mort ».

Elle releva avec peine son visage vers l’image qui lui avait été donné de voir une infime seconde auparavant et qui avait réveillé en elle le souvenir de cette légende qui avait traversé les océans, dépassant même la tradition orale des Bardes. Elle était toujours là. Plus stable que jamais. Au-delà des possibilités de son avenir, c’était une certitude qui se présentait à elle. Bientôt son Hades serait là, il fouillerait son âme en quête de la dernière étincelle de vie. Elle refuserait et pourtant, il y parviendrait. C’était déjà écrit et rien qu’elle tente de faire ne pourrait changer le cours des choses.

Eloïse avait certainement ressenti le trouble de son Maître, il fallait absolument qu’elle se ressaisisse pour ne pas l’effrayer d’avantage. Fermant les yeux, elle prit une profonde inspiration.

Gracieuse Sylve, viens-moi en aide… Je traverserai bientôt le Voile, donne-moi en attendant la force d’épargner ma disciple. Sage Femme de la Lune, guide-moi sur le chemin qui me mènera vers cette renaissance à laquelle je n’aspire pas. Sylve de la Nuit Etoilée, éclaire mes pas …

Droite, résolue à affronter le destin qui s’imposait à elle, Iridal savait ce qu’il lui restait à faire. Sitôt la cérémonie terminée, elle partirait à Brocéliande avec Eloïse. Le Conseil devait être avisé au plus vite.

Pas de mots pour exprimer le trouble qui l'envahissait : l'année serait pour elle éprouvante, quelle que soit la signification de cette vision. Si elle ne savait pas s'en sortir, alors elle finirait balayée par le vent comme son reflet. Elle disparaîtrait.
Tremblement, froid...
Mais à ses côtés, plus grande et belle que jamais en cette nuit de renouveau, Iridal aussi tremblait. Iridal aussi vacillait. Iridal avait peur...

Eloïse, plus effrayée qu'elle ne l'avait jamais été et ne le serait jamais, était pourtant aujourd'hui aussi forte que la forêt elle-même qui lui prêtait sa puissance et son calme, et n'eût qu'un geste, simple et doux, quand elle glissa tendrement sa main dans celle de sa protectrice.

Comme pour les paroles et gestes rituels, elle savait que c'était la chose à faire, son corps tout entier le lui dictait.
La voie de la sylve était une voie de solitude. Chacune recevait les messages de la forêt individuellement, chacune savait quels étaient les gestes à faire, chacune déclamait les paroles rituelles, Eloïse à peine guidée par sa protectrice, chacune avait vu une vision qui lui était propre et réservée, cachée à l'autre, et chacune gardait pour elle ses pensées, sachant que le silence était propice à leur épanouissement.
Mais dans cette solitude, elles ne seraient jamais seules.

Je serai toujours là pour vous, et vous pour moi...
Máthair (hj : mère)

Iridal ne repoussa pas sa main, et elles continuèrent le rituel ainsi unies.
Iridal regarda la bougie blanche posée sur le côté, et Eloïse la prit de sa main libre. Après que chacune l'une après l'autre l'eurent oint d'huile de patchouli, elles la posèrent au milieu de l'autel, puis l'allumèrent, et déclamèrent, ensemble, lentement, les paroles rituelles qui mettaient fin à leur présence, et laissaient les esprits des morts profiter de la nuit :

Que la lumière de cette bougie vous souhaite la bienvenue, âmes célestes, venez en paix en cette nuit de Samonios

C'était à présent l'heure de quitter les lieux sacrés, et Iridal l'emmena, lui tenant toujours la main, laissant derrière elles l'autel encore plein des fruits coupés, qu'elles offraient en nourriture aux esprits. La nuit n'était pas finie...

Samhain n'est pas qu'une nuit de joie et de réjouissances.

Samhain est une porte. Une transition. Une brèche entre les royaumes, entre passé et avenir, entre l'Ici et l'Ailleurs. Rares sont les nuits aussi chargées en magie que celle-là... Et rares sont ceux qui s'en souviennent.

Alléché par le rituel, tant il est vrai que ce genre de cérémonie est comme un fumet délicieux pour les êtres-fées, il était venu. Aucune des deux druidesses ne semblait l'avoir remarqué, et pourtant ; la présence sombre et austère de ce grand corbeau, perché sur une branche en hauteur et à l'écart de leur célébration, était un présage qu'elles auraient peut-être reconnu.

Il les vit préparer leur autel, il entendit les paroles sacrées, il assista à la venue des mirages. Et tandis que le grand navire du Temps passait sans encombres le cap de Samhain, baigné par la puissante magie qui imprégnait le lieu, il vit aussi le visage d'Iridal se troubler, un bref instant, et il éprouva sa vision avec autant de netteté qu'elle l'avait expérimenté elle-même.

Dans la paume de la druidesse luisait le fruit des morts, rouge et rond comme une goutte de sang.

Le grand oiseau noir s'agita, ses plumes se hérissèrent une à une, et son oeil, l'espace d'une seconde, se ferma. Une fois de plus, le Destin s'était joué de lui : la raison de sa venue ici ne laissait plus de place au hasard, ni même à la simple curiosité. Là-dedans aussi, il aurait un rôle à jouer. Ce dont il venait d'être témoin ne pouvait pas tomber dans l'oubli.

Fortune est une déesse cruelle, et même les enfants de la Terre ne sont pas à l'abri de ses traits. Malheur, malheur sur toi, fille de la sève et de l'écorce ; sachant ce qui t'attend, tu marcheras tout de même à la rencontre de ton sort. Malheur sur toi, druidesse ! Ta ruine sera belle.

A présent, elles s'en allaient. Le rituel était achevé, la flamme, consommée. Les mirages étaient partis, eux aussi, comme de la fumée qui se dissipe mais laisse dans l'atmosphère le souvenir de sa présence. A la fin, ne resta plus que le corbeau, et la voix lente et profonde des arbres tout autour.

Il eut un seul soupir, un souffle long et lugubre - presque un gémissement - qui roula sur l'écorce, fit frémir les feuilles et alla mourir quelque part, au loin. Les échos de ce soupir étaient presque des mots.

" S'il porte les couleurs de la nuit,
la lune n'est pourtant pas son alliée.

Toujours affamé, jamais rassasié,

celui-là est ton ennemi. "

Le bruit sonore d'un battement d'ailes troubla finalement le silence. Une branche se détendit comme un ressort, libérée d'un poids qu'elle avait jusque là supporté sans broncher.

Le Mauvais Présage était parti.

» Investigations, premier opus. (Iridal)
» Sous la Lune nouvelle [PV Iridal Winterfell]